Monseigneur Alain PLANET +
20 août 2020 à Privas – Fête des 350 ans de la naissance du Bx Pierre Vigne à Privas.
L’ARBRE ET LE SOLEIL
Croix et Eucharistie chez le bienheureux Pierre VIGNE
Il y a donc trois cent cinquante ans, jour pour jour, naissait à quelques mètres d’ici, Pierre Vigne. Le moment de sa naissance n’a pas dû porter à la joie son entourage : l’hiver 1669 a été catastrophique, les oliviers et les mûriers ont gelé, on est aux portes de la famine. Dans leur angoisse les paysans, déjà accablés d’impôts, se sont révoltés sur le bruit d’impôts nouveaux : on avait même dit qu’il allait y avoir un impôt sur les chapeaux, et même sur les boucles de chaussures… De mai à juillet 1670 c’est la guerre civile, la Révolte de Roure, du nom d’Antoine Roure, le chef que les insurgés se sont donnés. Du 21 au 23 juillet la ville de Privas a été mise à sac par les révoltés. La révolte a été écrasée le 25 juillet à Lavilledieu, et la répression a aussitôt commencé. Le jour de la naissance de Pierre Vigne paraît l’ordonnance de l’Intendant du Languedoc avertissant les fuyards de rentrer chez eux sous peine d’être exclus de l’amnistie. S’ils ne rentrent pas à la ferme ils sont considérés comme rebelles au roi, ils sont exécutés ou envoyés aux galères. Donc il naît ce jour-là, le 20 août 1670 ! il va être baptisé le 24 août. On s’est beaucoup interrogé au XIXème siècle : pourquoi ont-ils attendu quatre jours ? Vous commencez à comprendre… cela ne se passait pas très bien ; et il est baptisé le jour où arrive l’amnistie royale pour ceux qui sont rentrés chez eux. Il n’y a plus d’église à Privas et c’est dans l’aménagement provisoire de la Maison de la Confrérie -qui sans doute est une confrérie pieuse- qu’il reçoit le baptême. Elle a servi de temple pendant la période où Privas a été protestante, n’a pas été trop démoli en 1629 et donc sert pour le culte catholique, mais ce n’est pas une église. On dit la messe dans une espèce de salle polyvalente et c’est là que Pierre Vigne est baptisé le 24 août. Donc c’est dire que c’est au cœur de la violence, dans un monde précarisé, que Pierre Vigne vient au jour. Une violence qui accompagnera toute sa vie : né dans un pays où, selon le mot d’un contemporain « on tue un homme en Vivarais aussi tranquillement que dans d’autres provinces un lièvre ou une perdrix », il traversera les famines, le Grand Hiver de 1709, les persécutions contre les Huguenots, les révoltes de ceux-ci, particulièrement celle des Camisards où son compagnon d’ordination presbytérale, Benoît Ventalon, curé de Gluiras sera massacré, le 18 février 1704 ; il connaîtra les épidémies récurrentes dont la Peste de Marseille, donc on peut le prier en période de pandémie… En 1720, un bateau amène la peste à Marseille et elle va monter pratiquement jusqu’à Lyon. L’hiver 1722, il va le passer à Rochepaule parce qu’il y a l’épidémie. Il y est venu, car il est très ami avec le curé de Rochepaule, et vient pour l’aider à assister les gens ; il va connaitre les périodes de disettes. Cela resitue cette période de naissance qui n’est pas une période heureuse.
Cette rencontre de la souffrance et du mal est l’épreuve de chacune de nos vies. Dans nos vies nous rencontrons la douleur, la souffrance, le mal. Les chrétiens y répondent par la contemplation du mystère de la Croix du Christ. En son humanité, Dieu a affronté le malheur, l’échec, la souffrance et la mort. Il en a habité toutes les dimensions et désormais dans les pires situations nous le savons présent et combattant avec nous. A l’instant, il y a un monsieur qui m’interrogeait sur le chemin de croix et me disait : « c’est quoi la différence entre Dieu et Jésus ? » Jésus, c’est Dieu qui est devenu un homme, qui est venu vivre une vie d’homme avec ses réussites, ses joies, ses peines, la souffrance et la mort. Et donc Dieu en Jésus a habité toute la vie d’un homme dans ses pires situations. Du coup, nous savons -quand nous sommes dans ces pires situations- qu’il est présent, qu’il les vit avec nous et qu’il ne cessera pas de les vivre jusqu’à la fin des temps : nous ne sommes pas seuls. Le mystère de la Croix, c’est le mystère de Pâques : la réponse de Dieu au malheur, c’est la Résurrection. Jésus de Nazareth n’est pas resté dans le tombeau, il est vivant et poursuit le combat « et le dernier ennemi qui sera vaincu, c’est la mort » (I Co 15, 21). Lorsqu’en 1895, dans son livre Vies des saints de l’Ardèche, l’abbé Mollier présenta la vie du Père Vigne il écrivit : « Monsieur Vigne avait deux dévotions particulières auxquelles il se livrait tout entier, cherchant à y porter les autres avec toute l’ardeur dont il était capable : Le Calvaire et l’Autel, la Passion et l’Eucharistie. C’était là ses deux armes de guerre, pour convertir les pécheurs et réchauffer les tièdes […] La première l’amena à fonder un chemin de croix monumental pour le pays et l’époque, l’autre à instituer ses Sœurs du Saint-Sacrement ». On peut discuter les dernières affirmations : il y avait déjà des chemins de croix monumentaux et la fondation des Sœurs du Saint-Sacrement n’a pas d’abord été planifiée par Pierre Vigne, il a répondu à la demande de femmes qui avaient suivi ses missions. Mais l’abbé hagiographe a vu juste pour les deux « dévotions » de Pierre Vigne. Pour lui, elles n’en font qu’une et il est bon de nous en ressouvenir aujourd’hui. Et nous allons en parler : comment cet homme confronté à l’air du temps, va trouver dans cette réalité de la croix et de l’Eucharistie non pas une consolation, mais une réponse et un sens.
Le plus beau livre, l’arbre de la croix,
Pour soutenir son chemin-de-croix, le Grand Voyage, Pierre Vigne va rédiger un livre, publié en 1713, qui va bien au-delà du « Grand Voyage » et qui se présente comme une aide quotidienne : Les titres des livres au XVIIIème siècle sont interminables alors je vous redis le titre : Méditations pour chaque jour du mois, tiré du plus beau livre que Dieu nous ait donné, qui est Jésus Christ souffrant et mourant sur une croix… Derrière un ton de prédication très populaire, l’auteur s’appuie sur une longue tradition et particulièrement sur un auteur jésuite : le père Jean-Baptiste de Saint-Jure. Il a publié en 1643 : Le livre des élus de Jésus Christ en croix. Pierre Vigne possédait l’édition de 1663, il a travaillé ce livre avec attention. Nous possédons toujours cet exemplaire à la Maison Mère, Pierre Vigne en a fait le sommaire en page 2 de couverture et en page de garde et, sur la 3° de couverture il a écrit : « Chef d’œuvre de piété ». L’argument du livre est donné dans les trois premières pages : « Entre les beaux noms et appellations mystérieuses que les saintes lettres donnent au Fils de Dieu Jésus Christ notre Sauveur, l’une des plus considérables […] est celle de livre.
[…]La divinité là –haut dans l’état de gloire est, comme dit saint Augustin, le livre des Bienheureux, qu’ils lisent continuellement avec un souverain plaisir, et dans la lecture duquel ils se rendent parfaitement savants, et puisent toutes les connaissances dont un entendement créé peut être illuminé ; la même divinité est ici-bas en l’état de grâce le livre des justes où ils étudient leurs leçons et apprennent la vraye sagesse, mais il a fallu pour cela qu’il ait été imprimé et relié à notre mode. C’est pourquoi aussi le Saint Esprit parlant de luy au Prophète Isaïe lui dit : ‘Scribe in eo stylo hominis’ (Is. VII, 1), qu’il l’écrive d’un style intelligible, et avec les charactères dont nos yeux fussent capables et que tous les hommes puissent lire […,) Or, si Notre-Seigneur est un livre en tout le cours de sa vie, il l’est principalement et d’une façon plus particulière en sa Passion et en sa Mort. Certainement c’est un merveileux livre et un livre bien nouveau que Jésus Christ le Fils de Dieu crucifié. […] Nostre Seigneur n’a laissé aucun livre qui contint ses enseignements et sa doctrine […] parce qu’il s’est donné et laissé en la Croix, comme un livre très excellent et très parfait, qui enseigne non avec des paroles mortes, mais avec des actions vivantes, tous les mystères de la plus profonde sagesse et est rempli d’une si grande lumière, qu’à sa première ouverture, il obscurcit le soleil ». (l’Evangile raconte que le Vendredi Saint il fait nuit à midi)
Alors je redis cela autrement :
La passion du Christ, c’est la révélation de qui est Dieu. Autrement dit, c’est la rupture totale contre laquelle nous nous battons toujours car nous sommes, nous naissons païens. Pour les païens, Dieu c’est un être ultra puissant, dont il faut confisquer la puissance par la magie et qui nous est complètement étranger. C’est la conclusion du candide de Voltaire : ‘quand son altesse envoie un bateau en… elle ne se préoccupe pas des rats qui sont dans la cave’. C’est un Dieu lointain, tout puissant et on va voir ce qu’on va voir, il va tout casser !… Or les évangiles nous montrent que lorsque Dieu se fait un homme, il meurt, et il meurt dans des conditions abominables et il meurt même selon une mort dont la bible disait que c’est la mort de ceux qui sont maudits par Dieu. Cette espèce de scandale monumental qui est là, c’est Dieu. Quelqu’un m’a dit : ‘quand même, on ne recrute pas beaucoup de monde! …’ J’ai répondu : comment voulez-vous qu’on recrute du monde en annonçant ça ! C’est ce que disait déjà St Paul : les juifs veulent des miracles, les grecs veulent une sagesse, et nous nous annonçons un messie crucifié ! ça ne peut pas marcher.
Voilà, ce que nous dit St Jure, Jésus est un livre dans sa Passion, regardez ! C’est pour cela qu’on a des crucifix partout. Et on oublie très vite ce que cela veut dire.
C’est le livre qui a marqué Pierre Vigne, plaçant Jésus et Jésus crucifié au centre de sa pensée mystique. Et même sa dévotion au Saint Sacrement en découle. On se tromperait beaucoup en l’oubliant. Aujourd’hui il y a un peu une inflation du Saint Sacrement dans notre bonne société catholique. Je ne suis pas sûr que Pierre Vigne serait d’accord. En effet il écrit : « Le Saint Sacrifice de la messe, tout parfait et tout avantageux qu’il puisse être, ne contient que la représentation de cette auguste et incomparable action du Calvaire » (PBL, I, p.12). Une relativisation qui parle très fort… Pour lui, en effet, rien ne peut dépasser la prédication de la croix : « étant la prédication de ce qu’il a jamais eu de plus grand sur la terre, de plus glorieux à Dieu, et de plus avantageux aux hommes » (PBL, I, p ; 32-33). La création des calvaires, la mise en œuvre du Grand Voyage est d’abord le moyen d’expliquer le « plus beau livre » que Dieu a donné aux hommes. Il s’agit d’une prédication totale qui englobe tout ce qui est nécessaire à la vie chrétienne. C’est pourquoi le livre du père Vigne se veut une « méditation pour chaque jour du mois » car c’est toute la vie du chrétien qui converge vers la croix. « C’est ici le plus noble et le plus relevé sacrifice que la terre ait jamais pu offrir à Dieu. Ô le grand mystère qu’est celuy de la Croix ! ô les grands biens que les hommes reçoivent durant leur vie et recevront encore durant l’éternité par son moïen ! ô quel comble de bonté ! ô quelle vaste étendue d’amour, n’est-ce pas celuy qui se montre sur la Croix ? Tous les sacrements tirent d’icy leur force et leur valeur, toutes leurs vertus n’ont été données qu’en vüe des souffrances de Jésus sur la Croix. Toutes les grâces en sont découlées. Toutes les bonnes œuvres ne nous sont méritoires que par sa médiation, enfin toutes les pénitences, toutes les aumônes, toutes les dévotions, toutes les prières et toutes nos plus saintes occupations ne nous auroient jamais de rien servi pour acquérir le Ciel sans cette sainte et sacrée mort de Jésus qui seule a donné le prix et le mérite à tout le bien que nous faisons par le mïen de sa sainte grâce » (PBL, II, p. 363).
Autrement dit, c’est parce que Dieu s’est fait un homme et qu’il est allé jusqu’au bout de son humanité, qu’il s’est uni à toute personne humaine, que désormais nous sommes dans la vie, dès maintenant nous procédons de la vie de Dieu à cause du Christ, une vie que plus rien ne peut détruire puisque lui est allé jusqu’au bout de la mort et qu’il l’a traversée.
Du coup le Grand Voyage est une catéchèse pratique pour assimiler le mystère. Le chrétien est exhorté, certes, mais surtout il reçoit, selon la plus vieille tradition patristique, une catéchèse mystagogique où les actions sont expliquées au fur et à mesure qu’elles ont été faites. Toute la personne est concernée : son corps puisqu’il faut marcher, s’agenouiller, se prosterner, son esprit : il faut méditer, réfléchir, prier. Cet actif -Pierre Vigne est un actif, il était toujours ne train de bouger- a le culte de l’action : c’est en menant une vie chrétienne qu’on est chrétien. Et ici, on va parcourir un résumé de la foi en accomplissant une démarche collective -le grand voyage on le fait à plusieurs. Puisque pour Pierre Vigne la réalité ecclésiale est première.
Mais il ne s’agit pas que de faire. Il faut être : six chapitres vont être consacrés à rappeler l’importance des dispositions intérieures. « Les dévotions extérieures et les prières vocales sont inutiles aux chrétiens et même funestes, si l’intérieur n’y correspond pas » (PBL, I, p. 1). C’est classique, mais c’est bien de se le rappeler. Ce n’est pas le torrent de prières qui compte, c’est ce que je suis à l’intérieur. La méditation du mystère de la Croix sera donc une prière en esprit et vérité : « Dieu, pour nous inviter à ces dévotions spirituelles veut gouverner intérieurement le corps visible de son Eglise par son Saint Esprit qui tantôt lui inspire toute vérité, et tantôt la dirige dans la droiture de ses loix : Il veut aussi diriger par ce même Saint Esprit les fidèles dans la voie du salut, leur inspirant et les attirant par sa divine grâce, à le suivre ou à y persévérer ; ce serait donc bien mal de ne pas y mettre autant qu’il nous est possible de la conformité : en faisant en sorte que nôtre esprit serve l’Esprit en sa manière : imitant l’Apôtre (Ro I, 9) qui nous assure qu’il servoit Dieu en son esprit » (PBL, I, p. 9).
La finalité de la méditation du mystère de la Croix c’est notre conversion. « On ne doit pas avoir d’autre veuë […] que d’obtenir de Dieu, par les mérites de Jésus crucifié, des vrais sentiments de componction de l’avoir si souvent offensé, une parfaite et persévérante conversion, et l’imitation des vertus que Jésus nous y montre. » (PBL, I, p. 63). Et la conversion est la vraie prédication de la Croix : « Nous devons mener une vie édifiante et d’une sainte odeur en prêchant et inspirant la vertu plutôt par la pratique et l’exemple que par nos discours » (PBL, II, p. 380). Car le mystère de la Croix est aussi celui de la Résurrection et de la vie nouvelle : « Cette résurrection si glorieuse de Jésus nous prêche et nous indique ce que nous serons un jour nous-mêmes si nous l’avons imité pendant notre vie. Il faut donc, mes chers frères, dit Saint Paul, que comme Jésus Christ est ressuscité des morts pour la gloire de son Père, qu’ainsi nous marchions dans une nouveauté de vie… Pensez donc, dit-il, que vous êtes morts au péché et vivants en Jésus Christ » (PBL, II, p. 387).
Ce qui signifie que : ce qui compte ce n’est pas ce que nous faisons, c’est comment nous recevons la grâce de Dieu, et comment nous nous laissons conduire par elle. C’est dire que Pierre Vigne n’était pas janséniste. Et il n’était pas non plus moliniste, ceux qui disent à l’époque : on fait tout. C’est cette fameuse histoire à l’époque de saint Augustin : un moine anglais qui arrive du côté de Cartage et rencontre une dame très chic qui est devenue religieuse, c’est-à-dire qu’elle essaye de vivre en religieuse dans sa maison avec sa fille et tout le monde doit vivre comme elle. Et Pélage lui écrit une lettre en lui disant : c’est très bien ce que tu as fait, en faisant cela tu es sauvé. Mais St Augustin dit : c’est stupide ! Ce n’est pas parce qu’on est vertueux qu’on est sauvé, c’est parce que Dieu nous sauve, qu’il nous aime. Et donc ce n’est pas ce que l’on fait qui nous sauve, c’est d’accepter la grâce de Dieu. Ce que l’on fait peut nous empêcher de l’accepter, mais cela c’est une autre question.
L’arbre de la Croix et l’arbre de Vie dans l’eucharistie
Pierre Vigne est un homme de son temps. Et à son époque les catholiques communient rarement. Une fois par an pour obéir au précepte, quatre fois l’an pour les convaincus, une fois par mois pour les plus pieux. Aussi on est passé de la communion à la contemplation, l’adoration eucharistique suppléant, non sans risque d’idolâtrie, à la communion. Or Pierre Vigne est en total décalage avec ces conceptions. Bien sûr il se préoccupe de l’adoration eucharistique et même, dans son Règlement de vie pour des personnes pieuses qui veulent vivre ensemble (1737) il l’institue perpétuelle, selon les coutumes de la Congrégation des Missionnaires du Saint-Sacrement, et il propose une façon de la vivre mais il insiste pour qu’on en vienne surtout à une communion fréquente car : « il est utile de communier souvent puisque qu’autrefois on communiait tous les jours » selon l’un des titres de son Traité sur ce que Dieu nous a donné de plus excellent pour rentrer dans son amour, pour nous perfectionner dans la vertu et pour persévérer jusqu’à la mort : la confession et la communion (1737) qui est lié au Règlement de Vie. Donc si on veut comprendre l’histoire de l’adoration dans le Règlement de vie, il faut lire ce passage-là, sur la communion fréquente. Et c’est bien à propos de la communion que Pierre Vigne emploie la double image du soleil et de l’arbre. Vous savez qu’on parle toujours du soleil à propos de l’adoration, or quand Pierre Vigne en parle, c’est à propos de la communion : « Quand vous recevez les autres sacrements, ce sont des grâces qui coulent de ces aimables Fontaines du Sauveur […] mais la communion en est une mer sans fond où l’on trouve autant qu’on veut les eaux qui élancent notre âme jusqu’à la vie éternelle. Les autres sacrements sont des beaux astres de la nuit qui nous envoyent leur clarté et leurs influences, mais l’Eucharistie en est le Soleil, qui nous communique directement toute clarté et toute influence céleste. Les Sacrements sont des fruits de vie, mais Jésus dans la sainte Hostie en est l’arbre. Ce sont des dons admirables, mais ici c’est celui même qui donne » (Traité, p.70).
Le fondement de la pensée de Pierre Vigne sur l’Eucharistie c’est la communion. Alors bien sûr, il est de son époque. Donc il est obligé de rajouter quelques chapitres pour dire ‘oui mais Saint Thomas d’Aquin disait que …’ Or de l’arbre de la Croix à l’arbre de l’Eucharistie il y a un lien absolu. C’est le même arbre qui devient l’arbre de vie. L’arbre de la croix c’est l’arbre de mort, dans l’Eucharistie il y a l’arbre de vie. C’est pourquoi : « On doit penser aux souffrances et à la mort de Jésus, quand on communie et faire ainsi un Acte de Condoléance » (Traité, p. 115). « Il a donc fallu […] qu’il y eût en tout temps parmi les hommes quelque chose qui nous proposa la passion de votre cher Fils, comme dans l’Ancien Testament était l’Agneau pascal auquel a succédé dans le nouveau votre adorable sacrement de l’Eucharistie, qui nous présente sa Passion passée, comme l’Agneau, la représentait pour l’avenir [ …] que j’aie toujours ainsi en mémoire la source de toute vos faveurs et, puisque je reçois toujours le fruit de vie, en communiant, je n’en oublie jamais l’arbre que tous ces signes de croix que je vois faire ou que je fais moi-même soient autant de voix et de réveils pour m’obliger à bien penser à vos tristes souffrances et à vos douleurs si aigües et endurées pour moi avec tant de douceur et d’amour et qu’ainsi je n’oublie jamais le Dieu qui m’a sauvé par sa mort » (ib. p. 115-116)
Pour lui il y a un lien absolu. Nous, on insisterait plus sur la résurrection mais il y a vraiment cette chose qui est centrale, ce n’est pas deux choses différentes, il n’y a pas l’arbre de la croix et l’arbre de l’Eucharistie. L’arbre de la croix dans l’Eucharistie c’est l’arbre de Vie et les grâces qu’on reçoit ce sont les fruits de cet arbre.
Pierre Vigne est très marqué par les Pères de l’Eglise et par leur pratique quotidienne de la communion, dans le Traité il consacre tout un article (l’article III) au rappel de l’enseignement des Pères et l’on sent bien qu’il voudrait rétablir cette pratique mais il doit tenir compte des pratiques du temps et insiste donc : « On doit du moins communier souvent, si on ne communie pas tous les jours. » (Traité, art IV) et développe ainsi : « L’Eglise souhaiterait à la vérité qu’à chaque messe, tous les fidèles qui y assistent, communiasse non seulement spirituellement, & par un sentiment intérieur de dévotion, mais aussi par la réception sacramentelle de l’Eucharistie afin qu’ils participassent plus abondamment au fruit de ce très Saint Sacrifice, voilà ce que dit le Saint Esprit dans le dernier concile général » et il renvoie en marge au Concile de Trente (session 24, chapitre 7). Bien sûr il revient aussitôt à l’enseignement de saint Thomas d’Aquin qui, lui-même pris dans les pratiques de son temps, nuance le propos et de saint Bonaventure qui est d’un avis tout contraire (il n’y a que les anges qui communient). Cependant il nuance par la règle « que l’Ange donna à saint Pacome [qui] ne prescrit aux Religieux que la communion du dimanche et le fameux Cassien le marque encore de même ». Il est intéressant de lire le premier article du Traité sur la communion, celui qui parle de l’eucharistie comme pardon des péchés. Il s’abrite derrière les autorités : Thomas, Grégoire pour marquer les conditions de ce pardon reçu par l’eucharistie : entendre avec dévotion la Parole de Dieu, être prompt pour faire de bonnes œuvres, prendre la résolution de s’abstenir du péché à l’avenir, regretter le péché passé « de sorte que si par le moyen de ces quatre marques et après s’être bien examiné, quoique pourtant on ne l’ait assez fait, on vient à communier avec un péché mortel, qu’on ne connaît pourtant pas, on en reçoit la rémission par la force du Sacrement » (Traité, p. 75). Car : « par ce sacrifice il vous accordera le don de pénitence dit le concile de Trente, vous remettra les péchés même les plus grands puisque c’est le même sacrifice qui fut offert sur la Croix, n’y ayant de différence que la manière de l’offrir ». (Règlement, p. 128-129)
Le catéchisme du concile de trente, qui n’est pas un document officiel contrairement à ce que croient les traditionalistes, pose la question : Que dois-je faire si au moment de communier je découvre que je suis en péché mortel ? (à l’époque on y était facilement)
La réponse est : je dois faire un acte de contrition parfaite, communier et m’engager à me confesser au plus tôt.
On ne se confesse pas pour recevoir le pardon, simplement pour se reconnaitre pécheur, le pardon est dans l’Eucharistie.
C’est très intéressant, car si l’arbre de la croix est le lieu où Dieu prend sur lui jusqu’à l’horreur de ses bourreaux et en pardonnant, l’arbre de la croix c’est l’arbre du pardon ; il pardonne l’absolu outrage qui lui est fait, et alors dans l’Eucharistie il pardonne aussi. Bien sûr pas à tous les coups, il y a des conditions préalables, qui sont antérieures.
Au cœur même de l’adoration eucharistique, Pierre Vigne, place cette conviction que l’eucharistie est pour le pardon des péchés : « Vous êtes aussi, comme le dit saint Jean, l’Avocat envers notre Père et vous êtes encore une victime de propitiation pour nos péchés ; ainsi, quoique ceux que vous avez aimés aient commis plusieurs crimes dans votre Maison, votre Chair sainte, dans laquelle nous avons mis notre gloire, nous purifiera, s’il vous plaît de notre malice » (Règlement, p. 91).
Autrement dit, l’Eucharistie, l’adoration, est un lieu de pardon des péchés.
Tout à l’heure, il nous sera proposé un temps d’adoration eucharistique, plus long que celui qu’envisageait Pierre Vigne 3/4h . Nous pourrons nous souvenir de ses conseils en la matière : « Pendant le premier quart d’heure de l’adoration : 1- occupez-vous bien, après avoir adoré ce doux Jésus caché sur l’Autel, à le remercier et à le prier qu’il remercie aussi son Père pour vous et pour ceux qui vous sont unis. -2- A lui demander pardon de tous les péchés commis dans votre vie passée. -3- A le prier qu’il vous obtienne miséricorde des péchés commis devant sa présence et devant son Adorable Sacrement en parlant au nom des personnes qui vous sont associées.
Pendant le second quart d’heure : On fait des Actes d’adoration, de foi, d’espérance, et d’amour de Dieu, tâchant de rappeler dans la mémoire les faveurs qu’on a reçues de lui, de penser à ses grandeurs et de se consacrer totalement à sa volonté et à son service.
Pendant le troisième quart d’heure : on offre à Dieu par la médiation de Jésus Christ ce que nous devons penser, dire et faire pendant notre vie. -2- On le prie d’être délivré des tentations du Démon, du monde, et de la chair. -3- On fait enfin des remerciements : -1- De nous avoir fait la grâce de l’avoir adoré. -2- Des grâces reçues pendant les trois quarts d’heure de notre adoration. -3-et on le prie de nous donner la force de mettre en pratique nos saintes résolutions.
C’est très technique, je ne dis pas qu’il faut faire ça, mais c’est intéressant de voir ce qui est dedans. C’est extrêmement contemporain, remettez-le dans un langage du XXIème siècle.
On le voit, Pierre Vigne a un sens très pratique pour organiser la prière d’adoration : un temps mesuré, une prière où l’action de grâce domine, où la prière est communautaire au sens où celui qui prie le fait non seulement pour lui-même et par lui-même, mais où il y associe tous ceux qui lui sont unis, où ce qui est recherché c’est l’abandon total à la grâce. Ça c’est très sacramentin, c’est la tradition de la Congrégation de Pierre Vigne. Le fondateur des Missionnaires du Saint Sacrement, Mgr Christophe d’Augtier de Sisgaud disait : ne perdez pas de temps avec les dévotions ; c’est lui qui un jour brûle tous les instruments de fouet comme une recherche de soi-même… ne cherchait pas les croix, contentez-vous d’accueillir avec bonne volonté celles que la vie vous réserve. Laissez-vous faire, laissez-vous porter. Pierre Vigne l’avait compris, il s’agit d’être dans la grâce. Et la grâce, c’est parfois un peu rugueux.
Enfin pour Pierre Vigne l’adoration est tout entière subordonnée à la messe C’est pourquoi dans le Règlement de vie les articles sur les avantages du Saint Sacrifice de la Messe, il insiste sur l’incomparable dignité de la messe et il reprend tout ce qu’il a déjà dit à ce sujet-là.
Que dire pour conclure : que pour Pierre Vigne l’arbre de la Croix est aussi l’arbre de Vie de l’Eucharistie. L’arbre de la Vie, vous savez, c’est celui qui est au milieu du paradis terrestre. Que nous participons à l’un en participant à l’autre. Que le fruit de cet arbre c’est l’abandon total à la grâce par l’abandon de notre volonté propre pour nous laisser saisir et conduire par Dieu. Et que c’est parce que l’eucharistie célébrée nous communique cette grâce qu’elle est le beau soleil de l’Eglise car elle en est le principe, la vie et l’accomplissement. Lors du chemin de Croix à Boucieu, on commence par une visite au Saint Sacrement à l’église, on y revient le visiter au milieu du Voyage, après la XVII° station, et y on retourne terminer le Voyage. Et le Voyage est lui-même une prière pour l’Eglise : « On doit aussi demander, en sortant de l’église et en allant sur la (sic) monticule de Sion, que Dieu conserve, fortifie et augmente sa Sainte Eglise figurée dans les prophéties de David par une vigne. C’est d’elle aussi que sort ce fruit qui nous procure ce vin mystérieux, le sang de Jésus Christ » (PBL, p. 74).
En disant cela Pierre Vigne n’invente rien, il s’inscrit dans la plus classique tradition, celle où il est entré le 24 août 1670 par son baptême. Dans la Tradition en fait, celle qui des Ecritures, par les Pères et le Magistère ininterrompu, règle encore notre foi : nous participons au mystère pascal par les sacrements et d’abord, au quotidien, par l’eucharistie que l’Eglise célèbre. Le fruit du mystère c’est la Vie de Dieu qui nous est communiquée et cette vie se conserve par l’abandon à sa grâce que nous recevons dans le mystère célébré. Nous venons de vivre une période où pendant deux mois il n’y a pas eu de mystère célébré. Du coup, cela nous oblige aussi à regarder quelle est la source du mystère et Pierre Vigne nous dirait, la source c’est le mystère du Christ lui-même. Si vous êtes unis au Christ et à vos frères, même s’il n’y a pas la messe, vous êtes au cœur, dans le cœur de Dieu. Il ne faut pas tomber dans la chosification.
L’Eucharistie est capitale, mais il y a plus grand que l’Eucharistie, qui est le Christ. L’Eucharistie est provisoire, au ciel il n’y aura pas la messe. Mais aujourd’hui elle y est, parce qu’elle est le moyen de marcher vers le ciel. Il y a une identité profonde entre l’Arbre et le Soleil. « C’en est donc fait, mon Seigneur, comme je change ma nourriture en ma substance, je veux aussi être tout transformé en vous et à la vie & à la mort & durant l’éternité » (Traité, p. 126).
Monseigneur Alain PLANET
20 août 2020 à Privas
Fête des 350 ans de la naissance du Bx Pierre Vigne à Privas.